Par Maria Rosa de Madariaga
Dans une série de suppléments publiée en son temps par le journal madrilène El Pais et consacrée aux figures qui ont le plus marqué le monde et l'Espagne du vingtième siècle, Abdelkrim (1882-1963) figure en bonne place aux côtés de Picasso (1881-1973), Lénine (1870-1924), Sigmund Freud (1856-1939), Albert Einstein (1879-1955) et Fidel Castro (né en 1927) entre autres. C'est à l'historienne et militante anti-franquiste Maria Rosa de Madariaga que revint l'honneur de présenter aux petits-enfants de ceux de ses concitoyens qui ont vécu la guerre du Rif, qui était Mohamed Ben Abdelkrim Al Khattabi. Nous présentons à nos lecteurs ce texte qui, bien que synthétique par la force des choses en raison des contraintes d'espace inhérentes à ce type d'exercice, n'appelle pas moins les faits par leur nom sans contorsion sémantique : le combat des rifains s'inscrivait bien dans le cadre de la résistance face à l'occupation (quand on pense que certains médias francophones, au Maroc même, ne prononcent jamais le terme de résistance pour désigner le combat des Palestiniens mais seulement d'activisme !) ; les bavures ne sont pas l'apanage des seuls rebelles mais également des armées conventionnelles tant il est vrai qu'il n'y a pas de guerre propre n'en déplaise aux stratèges du Pentagone !
L'Espagne et le Rif :un tragique malentendu historique
Parmi les nombreux « marocains amis » que comptait l'Espagne dans le Rif au début du 20 ème siècle, le Fquih et cadi Abdelkrim membre de la tribu des Bni Ouriaghel et père du fameux Abdelkrim né en 1882 et futur chef de la résistance rifaine, se distinguait par la notoriété dont il jouissait auprès des siens. Le cadi considérait que l'Espagne, affaiblie par ses défaites coloniales en 1898, ne disposait pas de la capacité suffisante pour se lancer à la conquête de la partie septentrionale du Maroc que la Convention d'Algésiras de 1906 lui reconnaissait comme zone d'influence.
Abdelkrim devait suivre la voie initiée par son père. Ainsi collabora-t-il de 1907 à 1915, au journal « El Telegrama del Rif », par la rédaction d'une page en arabe où il défendait les avantages d'une coopération avec l'Espagne pour sortir le Maroc de son retard économique et culturel; de 1907 à 1913, il enseigna dans une école créée par les espagnols pour les fils de notables marocains ; il fut nommé secrétaire-interprète et en 1910 cadi auprès du service des affaires indigènes de Melilla. Ses états de service lui valurent décorations et promotions : Chevalier de l'Ordre d'Isabel la Catolica, Médaillé du Mérite Militaire, Médaillé d'Afrique, premier juge musulman de Melilla.
Après l'entrée de la Turquie aux côtés de l'Allemagne dans le conflit de la première guerre mondiale, un changement d'attitude se produisit alors. Accusé d'activités pro-germaniques et pro-turques contraires à la neutralité de l'Espagne par rapport aux belligérants, Abdelkrim sera emprisonné à Melilla du 6 septembre 1915 jusqu'en août 1916 puis libéré contre une promesse de collaborer à nouveau avec l'Espagne. En réalité, ce qui avait vraiment motivé son emprisonnement c'étaient plutôt ses déclarations au sujet de « l'indépendance du Rif ». Ces paroles, prononcées en 1915, auguraient de ce qui allait être sa position dans le futur en tant que chef de la résistance rifaine : oui, à l'assistance technique et économique de l'Espagne mais rejet absolu de l'occupation militaire. La rupture ouverte ne se produisit cependant qu'au début de 1920. La nomination du général Fernandez Silvestre en tant que commandant général de Melilla et les projets de ce dernier d'avancer vers le Rif central afin d'y soumettre les tribus jusqu'à l'occupation de la baie d'Al Hoceima et de mater en particulier la tribu des Bni Ouriaghel considérée comme « le foyer de toutes les résistances », ne furent pas étrangers à son ralliement à la résistance. En réalité, l'avance des troupes ne s'effectuait que grâce à la distribution, aux tribus en prise avec la famine, de sacs d'orge et de billets de banque comme devait le dénoncer aux Cortes le député socialiste Indalecio Prieto.
Le 15 janvier 1921, Silvestre occupa Anoual. L'attitude des tribus devait changer notamment avec la perspective de bonnes récoltes. Le 1 juin 1921 se produisit l'attaque et la prise d'Abarran que les troupes espagnoles venaient à peine d'occuper ; le 17 juillet eut lieu la prise d'assaut d'Igueriben et le 21 celle d'Anoual où Silvestre était accouru en renfort de Melilla dans une tentative désespérée de sauver la situation. Le soulèvement des tribus était général et la défection de la police indigène et des « Regulares » chaque jour plus patente. Il ne restait plus d'autre solution que celle du repli. Les conditions dans lesquelles celui-ci s'effectua, avec la hâte d'abandonner le réduit, semèrent la confusion parmi la troupe déjà fortement démoralisée. Plus que les attaques des rifains, ce qui causa le plus de victimes à Anoual fut la débandade en masse des soldats tenaillés par la soif et pris d'épouvante qui dans un « sauve qui peut » désespéré abandonnèrent armes et munitions, se bousculant dans une course folle, les uns mourrant asphyxiés par la poussière, les autres écrasés par les chars abandonnés et les mulets emballés sur la crête du ravin. Silvestre mourra à Anoual, emportant avec lui ses rêves d'être le général espagnol qui devait entrer triomphalement à Al Hoceima et soumette l'irréductible tribu des Bni Ouriaghel. Après Anoual, ce qui resta de cette armée décimée et en piteux état chercha refuge dans les positions d'arrière-garde qui en quelques jours tombèrent les unes après les autres comme un château de cartes jusqu'aux portes de Melilla. Un contingent important réfugié à Jbel Aroui qui avait tenté en vain de résister finit par se rendre le 9 août. Là, alors que des négociations étaient en cours pour la reddition des derniers combattants, les chefs rifains débordés par leurs troupes déchaînées ne purent empêcher un terrifiant massacre.
La défaite d'Anoual eut d'énormes répercussions non seulement dans le Rif mais dans toute la zone du Protectorat espagnol où Abdelkrim fut reconnu comme chef indiscutable de la résistance. Et même en Espagne avec le coup d'Etat du 11 septembre 1923 du général Primo de Rivera pour faire taire les voix de ceux qui réclamaient des comptes aux militaires après le désastre d'Anoual. Abdelkrim voulait-il vraiment un accord avec l'Espagne ? Ses tentatives répétées, avant comme après Anoual, d'entamer des pourparlers de paix en tout cas le prouvent. Mais la dynamique des forces en présence poussait à la guerre et non à la paix. Abdelkrim ne pouvait accepter les conditions imposées par l'Espagne occupation militaire du territoire à tandis que l'Espagne ne pouvait accepter l'indépendance du Rif.L'accord de coopération franco-espagnol de juin-juillet 1925, en vertu duquel se décida l'intervention conjointe des armées d'Espagne et de France pour anéantir le mouvement de résistance, permit aux troupes espagnoles de débarquer à Al Hoceima le 8 septembre puis d'entrer le 30 à Ajdir, capitale d'Abdelkrim, où les légionnaires commirent plusieurs razzias saccageant notamment la maison du chef rebelle. Le 27 mai 1926, le chef rifain se rendit aux français. Déporté ainsi que sa famille à l'île de la Réunion, il y séjournera jusqu'en mai 1947, où à la faveur d'une escale à Port Saïd du bateau qui le transférait en Europe, il demanda l'asile politique au gouvernement égyptien. Il mourut au Caire le 6 février 1963.La défaite d'Abdelkrim aura, dix années plus tard, d'énormes répercussions en Espagne. Elle favorisa la montée en puissance de la caste des militaires africanistes qui, s'appuyant principalement sur les forces de choc à la légion et les « Regulares »- se lanceront en 1936 à la conquête de l'Espagne.
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